Magasiner zéro déchet : une industrie à la croisée des chemins

Dominique Gagné a été l’une des premières à lancer une épicerie zéro déchet sur la Rive-Sud. (Photo: Gravité Média ‒ Michel Hersir)
Les temps sont durs pour les commerces zéro déchet, sur la Rive-Sud et ailleurs. Des commerçants qui ont fermé boutique en témoignent. D’autres qui poursuivent l’aventure aussi. Résumé d’une rencontre avec cinq commerçants qui ont fait du zéro déchet leur gagne-pain.
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Andréanne Laurin est en quelque sorte une pionnière des épiceries zéro déchet dans la province. «On était les premiers au Québec!» soutient-elle, à propos de la première épicerie LOCO à Montréal, en 2016. En 2018, une première franchise de LOCO sur la Rive-Sud s’est installée, à Brossard. Quatre ans plus tard, elle fermait.
C’est également en 2018 que Joëlle Martin lançait l’épicerie Réserves à Boucherville. «C’était juste après le Pacte pour l’environnement. Réserve était un peu la réponse à ça. J’ai commencé dans un 900 pieds carrés. Un an plus tard, j’étais rendu dans un 2000 pieds carrés. Et un an plus tard, avec une 3e succursale.»
Puis, en octobre 2023, elle mettait aussi la clé à la porte.
Elle voit la pandémie comme un visage à deux faces, qui a d’abord conscientisé la population à l’achat local, mais dont «le retour à la normale» a ramené les gens à leurs anciennes habitudes. «Après l’été 2021, la clientèle n’est pas revenue», relate-t-elle.
«Le zéro déchet a vraiment été freiné avec la pandémie, avec la peur que le vrac puisse transmettre la contamination, et même si ce n’était pas fondé du tout, ç’a eu un impact sur l’image et la motivation des gens de se lancer là-dedans», souligne pour sa part Andréanne Laurin.
Lente croissance
Les commerçants qui ont toujours pignon sur rue sur la Rive-Sud évoquent eux aussi les difficultés du milieu.
«On parle aux fournisseurs et eux nous disent : on avait des centaines de clients, mais là on est rendu à 40, 50. Eux aussi, ils capotent un peu», raconte Jean-Yves Lalande, propriétaire d’Évolü produits écoresponsables à Saint-Hubert.
Celui-ci assure que son entreprise ouverte depuis trois ans est en croissance constante, mais estime que l’industrie du zéro déchet devrait prospérer davantage : «avec la population dans la région de Longueuil, Brossard, on devrait faire vivre deux, trois magasins et on a de la misère à arriver».
Pénélope Desjardins admet avoir presque fermé Refill & Co, son épicerie écoresponsable de La Prairie, en 2024.
«Ç’a été très dur, toute l’année 2023. Puis, en janvier 2024, c’est comme si 20 épiceries ont fermé. Et au printemps, ç’a commencé à augmenter. Ce n’est pas facile tous les jours, il y a eu beaucoup de remises en question. Mais je continue parce que j’y crois vraiment», souligne-t-elle.
Pénélope Desjardins tient la boutique Refill & Co depuis un peu plus de cinq ans maintenant. (Photo: Gravité Média ‒ Michel Hersir)
À l’Espace organique, épicerie zéro déchet de Longueuil, on vit aussi avec un certain plafonnement.
«L’achat du vrac diminue petit à petit, mais on a compensé avec la cuisine et d’autres choses complémentaires. Le chiffre d’affaires reste quand même bon, mais il plafonne. Par contre, les dépenses, elles, augmentent d’année en année. Oui, on augmente nos prix, mais en même temps, on ne peut pas les augmenter autant que l'augmentation que nous on reçoit», révèle la fondatrice, Dominique Gagné.
Plus écolo, donc plus cher?
Certaines difficultés vécues dans le milieu sont communes à toutes les petites entreprises, croit Dominique Gagné.
«Depuis 2023, le taux de faillite a augmenté de 40%. Il y a de moins en moins d'entrepreneurs au Québec, on est passé en dessous de 100 000. On n’a jamais vu ça depuis les années 60», souligne-t-elle, déplorant au passage les coupures de Québec dans l’aide aux entrepreneurs.
N’empêche, le zéro déchet a son lot d’enjeux propres à lui. Notamment sur la question du coût de la vie ou sur la perception que ces épiceries sont plus chères que la moyenne.
«Il y a 10, 15 ans, je pense que le remplissage de produits nature, c’était plus cher. Maintenant, les prix ressemblent pas mal au commercial.»
‒ Jean-Yves Lalande
Dominique Gagné donne en exemple les fruits et légumes, une section que l’Espace organique a récemment retirée en lien avec les défis financiers vécus.
«J'ai recommencé à aller les acheter dans les épiceries et je trouve ça fou. Les sections de fruits et légumes bio dans les épiceries, ce n'est pas intéressant. Je trouve que la qualité n’est pas belle, que ce sont des marques douteuses, que les prix sont chers», remarque-t-elle.
«C’est sûr qu’il faut comparer le bio avec le bio. Si tu regardes nos produits bio avec le produit conventionnel Sans nom, ce n’est pas le même produit. Un client qui fait attention à la provenance et à la qualité, il va se rendre compte que nos prix sont vraiment intéressants», ajoute-t-elle.
Pénélope Desjardins évoque aussi cette perception : «parfois c’est difficile à faire comprendre. Par exemple, le savon va te coûter 30$ de lessive, alors qu’au Costco c’est16$ pour un pot plus gros. Sauf que tu dois mettre une tasse et ici tu mets une cuillère à soupe. Et c’est mieux pour l’environnement, c’est mieux pour la peau.»
Pas juste du négatif!
Si l’industrie du zéro déchet vacille, les commerçants, sont toujours aussi passionnés.
L’aventure à Brossard n’a pas fonctionné pour LOCO, mais quatre succursales demeurent ouvertes à Montréal. Andréanne Laurin souligne par ailleurs que tout ne va pas mal sans son industrie.
«Une partie qui est en croissance : on parle plus de remplissage pour les produits ménagers et soins corporels, comme le savon à vaisselle, le shampooing, le détergeant. C’est quand même tendance et c’est une belle porte d’entrée pour nous», note-t-elle.
Jean-Yves Lalande et son fils sont fiers qu'Évolü produits écoresponsables n'offrent que des produits québécois. (Photo: Gravité Média ‒ Michel Hersir)
Les épiceries Réserves n’existent plus, mais le collectif Réserves a récemment été fondé. L’organisme n’aura pas pignon sur rue, mais garde la mission de donner accès à une consommation écoresponsable par la vente de produit.
Pour leur part, Pénélope Desjardins et Jean-Yves Lalande évoquent tous deux leur intention d’ouvrir d’autres succursales.
Un essor à concrétiser
Lorsqu’on leur demande comment le zéro déchet pourrait prendre un élan, les réponses varient d’un commerce à l’autre.
Jean-Yves Lalande aimerait une aide gouvernementale comme le retrait de la taxe sur le remplissage. Andréanne Laurin suggère quant à elle un programme municipal d’achat local, un peu à l’image de la campagne lancée par Longueuil en 2022.
«Par exemple, si le citoyen met 20$, la Ville rajoute un 10$. Ça favorise un premier essai et ça aide vraiment beaucoup», soutient-elle.
Dominique Gagné et Pénélope Desjardins évoquent toutes deux la mise en place prochaine d’un programme d’achats regroupés entre différentes épiceries zéro déchet, une façon de réduire les coûts des commandes.
L’Espace organique a d’ailleurs instauré un programme de membres, une façon de mobiliser la communauté, qui peut faire du bénévolat au magasin en échange de rabais.
Enfin, Joëlle Martin estime que le zéro déchet prendra réellement son essor lorsque les grandes surfaces l’adopteront. «Ce sont eux les masters!» lance-t-elle.