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Pour mieux comprendre les théories conspirationnistes

le vendredi 16 octobre 2020
Modifié à 15 h 46 min le 15 octobre 2020
Par Ali Dostie

adostie@gravitemedia.com

Pourquoi des gens en viennent à adhérer, en ce temps de pandémie, aux théories complotistes, discours qui relèvent plus de croyances que de la science? C’est notamment à cette question que tentera de répondre le Centre d’expertise et de formation sur les intégrismes religieux, les idéologies politiques et la radicalisation (CEFIR), qui étudiera la façon dont sont construits les discours conspirationnistes entourant la COVID-19. Le centre de recherche du cégep Édouard-Montpetit a obtenu une subvention de 40 000$ du ministère de la Sécurité publique pour se lancer dans cette étude. Pour comprendre le phénomène et en brosser un portrait, le CEFIR analysera le contenu des communications produites par les influenceurs des réseaux conspirationnistes. Les chercheurs se réfèreront également à la banque de données sur les groupes d’extrême droite qu’ils ont développée. Second souffle Le directeur Martin Geoffroy confirme : ce n’est pas une illusion, les discours conspirationnistes se font davantage entendre depuis que la COVID-19 est entrée dans nos vies. Avant même le début de la pandémie, ces discours prenaient déjà de l’ampleur, mais ils étaient fragmentés : les antivaccins, l’extrême droite… Les diverses divisions de ces mouvements contre l’autorité ont dorénavant un ennemi commun : la «fausse pandémie».

«La pandémie a donné un second souffle au phénomène et ça s’est cristallisé autour du mouvement antisanitaire» -Martin Geoffroy
M. Geoffroy y inclut également la mouvance des citoyens souverains, dont les tentatives d’arrestations citoyennes en vertu de «pseudo-lois» à l’égard du journaliste Daniel Thibault et de Jagmeet Singh, à la fin septembre, en sont des manifestations. À ceux-ci s’ajoutent le mouvement «nouvel âge», qui propose des thérapie alternatives. «Ils adhèrent au discours de la fausse pandémie, prétextant que tu peux te guérir toi-même, par la pensée positive, par exemple. Ça peut englober aussi des pseudos coachs de vie. C’est assez hétéroclite.» Danger et violence Les discours conspirationnistes sont loin d’être inoffensifs, avise M. Geoffroy. «Le mouvement des citoyens souverains, leur message, c’est un appel à renverser le gouvernement par la force. Les arrestations citoyennes, ça pourrait mal tourner, il y a un enjeu de sécurité publique.» Sans compter les tentatives de harcèlement et les menaces répandues, notamment à l’égard de la classe politique. «Il y a énormément de violence en ligne. Chaque fois que je me prononce dans les médias, je reçois une volée de bois vert», témoigne-t-il. «Ceux qui croient aux théories complotistes sont dans un mode binaire émotionnel: tu es avec ou contre eux», détaille M. Geoffroy, pour expliquer cette violence chez les défenseurs de ces idées. Il cite la mouvance QAnon, qui donne dans les théories de complot pédosatanique. «Je n’ai jamais autant reçu de demandes de gens qui sont pris avec quelqu’un qui croit à QAnon. L’entourage de députés, notamment, qui ne sait plus comment répondre à certains citoyens.» Des réponses, «quitte à les inventer» Le contexte actuel a amplifié le phénomène, donc. Mais pourquoi? Les théories conspirationnistes comblent ce que ne peut actuellement faire entièrement la science : fournir des réponses. «En ce moment, la science fait des pas de géant, mais elle n’a pas toutes les réponses. Elle ne connait pas tout du virus. Il y a beaucoup d’incertitudes, expose M. Geoffroy. Alors il faut des réponses tout de suite… quitte à les inventer. Les théories conspirationnistes ont réponse à tout, c’est réconfortant. Ç’a l’avantage d’être clair, alors que la réalité n’est pas réconfortante.»
«Et si tu veux une réponse sur le Web, tu vas la trouver. Ça s’appelle le biais de confirmation.» -Martin Geoffroy
Un phénomène qui s’explique aussi, analyse le professeur de sociologie, par le fait que pour une rare fois, tout le processus de la recherche scientifique, habituellement opéré en vase clos, est scruté dans les moindres détails. Les médias n’abordent d’ordinaire que les résultats concluants des études. Assister à tout le procédé peut générer du stress ou fragiliser le niveau de confiance. «Au début de la pandémie, le Dr Horacio Arruda disait que les masques n’étaient pas utiles. Il a ensuite dit qu’ils pouvaient réduire les risques de contagion., Certains l’ont traité de menteur, mais il a suivi l’évolution des recherches scientifiques», illustre M. Geoffroy. Échec de l’éducation scientifique L’une des principales hypothèses avancées par Martin Geoffroy pour expliquer plus profondément l’adhésion à des théories complotistes – au Québec, entre 15% et 25% des gens croient à l’une d’entre elles, relève-t-il – est une forme d’échec de l’éducation scientifique. «On paie pour la baisse des investissements dans l’éducation scientifique», avance-t-il. «Le cœur du problème des théories complotistes est que les gens ne font plus la différence entre les divers types de sources et je blâme le réseau de l’éducation. On n’arrive pas à l’enseigner! Ça ne rentre pas!» Il observe qu’il demeure difficile pour les étudiants de distinguer la «qualité» des sources et leur type. L’article scientifique, approuvé par les pairs et évalué en double aveugle, a inévitablement un poids plus lourd. Il évoque une étude de l’Université de Sherbrooke sur les stratégies de communication en contexte de pandémie qui a démontré que les jeunes sont plus enclins à croire aux théories conspirationnistes. M. Geoffroy émet l’hypothèse que c’est entre autres parce que ceux-ci ne recourent plus aux médias traditionnels pour s’informer et ne s’abreuvent que sur les plateformes telles YouTube, où se côtoient sans distinction différents types de discours. En revanche, on retrouve dans une plus faible proportion des vidéos scientifiques. Là se trouve ainsi une partie de la solution : investir ces plateformes et «occuper le marché des idées». Le CEFIR compte mettre en place une approche éducative dans le réseau collégial pour réduire la présence des théories de la conspiration. M. Geoffroy espère que le CEFIR recevra des fonds pour la production d’un balado sur une base régulière. «Je suis convaincu que l’éducation scientifique permet d’endiguer en partie le problème. Il faut donner les bons outils pour développer une pensée analytique et une capacité critique.» Une fois les résultats de recherche en main, le CEFIR souhaite former acteurs et décideurs quant aux démarches à privilégier pour prévenir l’adhésion aux idées complotistes dans le contexte de la pandémie.    

Après un an de pressions

[caption id="attachment_101369" align="alignright" width="370"] La députée Catherine Fournier[/caption] Martin Geoffroy rappelle que la subvention de 40 000$ fait suite à des demandes du CEFIR pour financer ces recherches sur la construction des discours conspirationnistes, et n’est donc pas une «commande» du gouvernement. Il insiste à cet égard sur les pressions exercées par la députée indépendante de Marie-Victorin Catherine Fournier. Après une première sortie en août 2019, la députée a interpellé en août dernier la ministre de la Sécurité publique Geneviève Guilbault. M. Geoffroy est convaincu que les efforts de Mme Fournier y sont pour quelque chose. La députée se réjouit de cette marque de confiance du gouvernement auprès du CEFIR, la recherche étant selon elle une des solutions pour enrayer le complotisme dans la population. Pour la députée, 40 000$ est un «premier pas dans la bonne direction». Le projet de recherche du CEFIR est évalué à 150 000$ sur trois ans.